15 février 2011

Respirations cylindriques

Le soleil file à travers un carreau cassé dans la salle obscure. Des particules lévitent dans le rayon, une colonne bancale à la consistance de l’air. Le sol poisseux m’a gardé dans une position semblable à ces silhouettes découpées à la craie blanche dans les films de Leslie Nielsen, et dans un effort inquiétant je me rétablis sur le dos. Je lève ma main vers le trait de lumière et regarde la peau jusqu’à distinguer chaque minuscule crevasse, que l’on croit creusées par le temps mais qui sont des manifestations de la réalité d’une matière composée de vide plus que de solide. Là où notre perception erronée perçoit de la matière, la science physique décrit le vide des atomes qui la composent.

Les chaises renversées autour de moi et le murmure des frigos suggèrent respectivement une fête récente et une activité régulière. Je suis dans un pub. L’obscurité ne parvient pas à dissimuler qu’il s’agit du mien. Une banderole gît à mes pieds, je l’amène devant mes yeux plissés : « Happy 40th, Lenny ! ». Je n’ai donc pas rêvé, je viens d’avoir vingt ans pour la deuxième fois.

Dehors l’été nous offre sa première journée potable. Les rues de Shoreditch sentent le vomi et la pisse comme n’importe quel samedi matin. Douce familiarité des rues enfoncées parcourues deux fois : ivre et sobre. Trois, en comptant la première rencontre. Tous les lieux que l’on connaît par coeur ont au moins deux visages, celui rassurant et connu de nos souvenirs quotidiens, et celui flou du premier instant passé en sa présence. On retrouve très peu de notre chambre dans le souvenir de sa visite initiale. Ce n’était qu’un cube, quatre murs barrant l’horizon ; cela devient une extension de notre vie, un espace mental autant que réel. Il en va ainsi de chaque lieu que nous fréquentons régulièrement. Ce matin, les deux couches de souvenirs se superposent derrière mes yeux captant le présent. Mon cœur s’emballe sur Curtain Road comme lors de mon premier passage, avec une Lucy aux cheveux noirs. Mes sensations sont brouillées aux abords d’une place où je passe tous les jours, cet Hoxton square où j’avais pris LA cuite de ma jeune existence. Je crois voir Gareth au coin de Shoreditch High Street et New Inn Yard comme lorsque nous habitions ensemble. Il s’approche, j’ai presque l’impression qu’il va me parler.
-     Lenn-ayyy ! Super fête hier soir mec.
-     Ah putain c’est toi !
-     Ben, oui. Tu as bu tant que ça ?
-     Je me suis réveillé par terre au Dragon’s.
-    Ouais, on n’a pas trouvé de couverture ou de matelas, et tu n’étais pas très coopératif.
-     Pas grave.
-     Tu m’as l’air bizarre, birthday boy. Viens par là.

Nous faisons la queue au Breakfast Club, le seul endroit décent pour manger un full english à 15H45, heure plutôt acceptable pour commencer sa matinée après une lourde à mon âge. Gareth porte un blouson au cuir gris tant il est usé, sur un t-shirt blanc à l’hygiène discutable. Sa paire de jean’s, la même depuis 1977, s’arrête 5 centimètres au-dessus de ses brogues marrons. Un putain de romanichel briton.

Mes yeux se baladent sur l’assistance proprette de ce rade où de jeunes city boys promènent leurs bourgeoises en quête d’authenticité, et s’arrêtent sur une blonde lavasse, regard mauvais. Elle fixe en retour, sans animosité. Une inflexion du sourcil gauche dénote un début d’intérêt, mais je réalise rapidement à sa mise en marche vers moi qu’elle m’a reconnu malgré la couche de crasse et mes cheveux de trois jours.
-     Qu’est-ce que vous foutez ici ?
-     Ah, une admiratrice !
-     Ça vous a pas arrangé de vous barrer on dirait.
-     On ne peut pas tous être aussi naturellement élégants que toi, princesse.
-     C’est vrai ce qu’on dit ? Vous avez racheté le Dragon & Bells ?
-     Pourquoi, tu veux ramener tes copines ?
-     Ça vous va pas de jouer au vieux dégueulasse.
-     Eh, doucement, je viens d’avoir 20 ans. OK, pour la deuxième fois.
-     Sacré rigolo.
-     Bon, sérieusement, tu veux quoi ?
-     Voir de mes propres yeux la déchéance du grand Leonard Remer.
-     Tu as vu : maintenant va propager la bonne parole.

Gareth me faisait de grands signes, assis à une table au fond du restaurant. J’ai laissé l’agresseur par surprise pendant qu’elle cherchait une réplique. Une fois assis, Gareth a fait mine de ne rien avoir vu à la scène, encore qu’il pouvait totalement rater ce genre d’altercations, perdu dans un brouillard d’idées et d’éther. La serveuse est venue noter nos plats en penchant consciencieusement la tête vers son calepin ; je sentais que cette journée allait être longue.
-     Qu’est-ce que tu as fait ?
-     Rien, elle voulait probablement impressionner ses potes, je l’ai envoyé chier.
-     Hein ?
-     Ben la fille, là.
-     Qui ? Peu importe. Je voulais dire : qu’est-ce que tu as fait pendant ces 6 mois ?
-     Rien de passionnant.
-     Enfin il a bien du se passer quelque chose ! Tu disparais 6 mois…
-     Tu sais très bien pourquoi je suis parti.
-     Oui mais pas pourquoi tu es revenu, et puis tu reviens pour ouvrir un pub, personne te reconnaît, ou presque, ta famille m’appelle pour demander où tu habites.
-     Tu leur as dit ?
-     Non, mais tu devrais. Et appelle ton frère. Tu lui dois au moins ça.
-     Ouais. Je suppose.
-     Alors, tu as fait quoi pendant ce temps ?
-     J’ai voyagé. Enfin pendant un temps, j’en ai vite eu marre. Je me suis posé dans un petit village en Inde, au bord de l’océan. J’ai vécu comme un prince pour un centième de mon salaire ici.
-     Pendant tout ce temps ?
-     À peu près.
-     Et il s’est passé quoi le mois dernier ?
-     Rien. J’ai commencé à m’ennuyer alors je suis parti.
-     Pourquoi revenir si c’est pour te cacher dans un bar ?
-     Londres me manquait.
-     Les gens ne t’ont pas oublié, tu sais.
-     J’ai cru comprendre, ouais.
-     Cela dit, tu as rendu service à ton frère, ils ont pu tout te mettre sur le dos et sauver ce qu’ils pouvaient.
-     J’imagine.
-     Tu l’as vraiment fait ?
-     J’ai pas envie d’en parler. C’est pour ça que j’ai acheté le Dragon’s, tu te souviens ? Fini le parti. Ma seule responsabilité, c’est de servir des pintes, et encore seulement aux clients qui me reviennent.

*****

Il me restait quelques heures avant d’ouvrir le pub. J’ai pris le long de Grand Union Canal pour aller voir les freaks à Camden Town, ceux de Shoreditch m’étant déjà devenu trop familiers. La masse touristique des nine-to-fivers en visite au zoo diluait le pouvoir d’émerveillement des anime girls aux bras de junkies steampunk, des groupes d’ados à mohawk fluorescents, des robots humanoïdes sortant de Cyberdog avec des sacs remplis de pistolets en plastiques tirant des rafales sonores insupportables. Les attroupements formés par les jeunes filles sages se tirant le portrait au côté d’un de ces freaks, pour le poster instantanément sur leur profil Internet et montrer leur « coolitude », créaient quelques embouteillages. Bientôt, les lois implacables de la mécaniques des fluides, qui régissent les flots humains autant que ceux des rivières, transformaient ces ralentissements en masse informe impossible à bouger. Pris d’une de ces crises qui avaient failli empêcher ma précédente carrière, je m’extirpais de la foule en entrant dans une boutique déserte.

À première vue, l’échoppe aurait du être aussi bondée que ses voisines : livres de magie noire, gris-gris de sorcière, chaudrons fumant, tout semblait faire pour plaire à la clientèle alternative (ou s’imaginant telle) du marché. Pourtant quelque chose dans l’atmosphère devait agir en repoussoir de suiveurs de tendance. Je ne suis pas superstitieux, mais je n’aurais pas voulu recevoir un sort ; je m’apprêtais à sortir lorsqu’une voix surgit de l’arrière-boutique, m’informant qu’elle serait à ma disposition dans un instant. La voix était rauque sans être dénuée de douceur, suffisamment pour me clouer sur place et attendre selon son désir. Je feuilletais négligemment une bible satanique, elle vint me trouver.
-     Savez-vous de quoi parle ce livre ?
-     De rites destinés à faire apparaître Lucifer, je suppose ?
-     Ah, les clichés ont la vie dure… D’abord, Lucifer n’est pas Satan. Avez-vous appris le latin, M. Remer ?
-     Et moi qui espérais être un cancre anonyme…
-     Voyez-vous, étymologiquement, Lucifer est « le porteur de lumière » ; il est le dieu romain du savoir, celui qui apporte la connaissance aux hommes. Son assimilation au diable n’est que l’invention tardive de l’église catholique.
-     Je ne regrette pas d’avoir été un mauvais chrétien.
-     Quant à la bible satanique de LaVey, elle est une célébration du potentiel de l’homme, un manuel l’encourageant à se prendre en main individuellement, sans attendre un hypothétique salut post mortem. LaVey nous dit en résumé de faire le bien pour nous-même, par pour un dieu qui prouve chaque jour son absence, ou en tout cas son indifférence à nos petites affaires.
-     C’est un individualiste, en quelque sorte ?
-     Parfaitement. Ainsi qu’un athée, évidemment.
-     Il m’aura fallu attendre 40 ans pour découvrir que j’étais sataniste !
-     Les choses ne sont jamais telles que l’on croit de prime abord, vous devez être bien placé pour le savoir.
-     J’imagine que cette philosophie explique l’absence suspicieuse de mépris dans votre regard ?
-     Tout à fait. Je ne me permettrais pas de vous juger sans connaître vos motivations, ou même si vous l’avez tout simplement fait.
-     Et si j’avouais tout ?
-     Alors je vous donnerais encore le bénéfice du doute sur vos raisons, qui pourraient justifier vos actes.
-     Vous faites une sorcière très iconoclaste. Je veux dire, avec vos cheveux blonds, vos piercings et votre foi en l’humanité.
-     Et pourtant…
-     Pourtant ?
-     Avez-vous vu le monde dehors ?
-     Oui. Et ?
-     En voyant ma boutique, et le marché où elle se situe, pensez-vous qu’elle devrait être si déserte ?
-     Je suppose que…
-     N’est-ce pas la première chose que vous vous êtes dit en y rentrant ?
-     Comment…
-     Détendez-vous, M. Remer, c’est de la psychologie de base, pas de la sorcellerie !
-     Ah…
-     En revanche, la fréquentation de la boutique, ça… Je préfère ne rien dévoiler.
-     Vous êtes vraiment quelque chose, vous !
-     Je ne vous le fais pas dire.
-     C’est un compliment, hein, ne le prenez pas mal.
-     Aucun risque. Mais tout de même, pour être sûr, vous devriez acheter ce livre.

Il aurait été malpoli de ne pas répondre à cette injonction souriante. En sortant du magasin, le flot s’était résorbé et j’ai pu feuilleter ma nouvelle bible. Au chapitre 6 du Livre de Lucifer, intitulé « Sexe Satanique », je lus 11 numéros, signé Anita, avec un pentagramme représentant le premier A.

*****

J’avais voulu l’argent car je pensais que c’était la seule possibilité de liberté dans notre monde. Puis j’avais voulu le pouvoir pour changer ce fait. À présent, je ne voulais que du temps. Ce que certains nommaient fuite, j’appelais : se confronter à la réalité. Il m’apparaissait clairement maintenant que la véritable fuite, sprint effréné aussi essoufflant que possible pour éviter les questions, était le travail. Carrière, objectifs, possessions : la société occidentale organise soigneusement le temps pour qu’il ne soit jamais libre. Et aussi accompli qu’il soit, un membre de l’élite demeure l’esclave d’une tâche harassante : le maintien d’une structure sociale garantissant ses privilèges. Faire partie d’une élite nécessite d’imposer une représentation du monde à ses semblables, et ce faisant, de leur faire aimer une position qui n’a pour objectif que la stabilité sociale.

J’avais cru imposer la liberté en conquérant le pouvoir par la tyrannie ordinaire, avant de réaliser qu’aucune forme d’émancipation ne me sauverait de mes propres automatismes, de mon plan de construction biologique destiné à asservir le monde à mes désirs. À défaut d’être un sauveur, je refusais d’être un maître-esclave. Peut-être ces crises de conscience avaient influencé les décisions qui ont mené à ma sortie ; peut-être avais-je simplement envie d’arrêter sans en avoir le courage.

Ce que j’aime en Anita, et dans toutes les femmes, ce n’est pas elle-même. Le plaisir qu’elle m’apporte est égoïste, comme tout plaisir : en la voyant, j’oublie mon existence et ne vit que pour son regard. Un instant, une heure, un jour, mes questions cessent de me concerner et se focalisent sur elle. Il n’y a aucun altruisme ou curiosité à cela, car le produit essentiel de ce sentiment demeure une absence du soi et de ses interrogations qui ne bénéficie qu’à soi-même. Et ces pensées « pour l’autre » qui se télescopent comme autant de débris célestes ne créent du bonheur que pour moi.

Mais nos regrets ne s’effacent qu’un temps, et la passion, aussi soudaine que suspicieuse, pour un prochain dont ne nous pourrons jamais connaître rien qui ne soit déjà commun à nous, ne constitue pas une réponse durable.

Malgré toutes les Anita de passage, j’ai fini par admettre qu’une erreur qu’on ne voudrait pas réparer n’en est pas une. Ce que le collectif désigne comme une faute, dont il exige pénitence, mais que l’individu assume sans ressentir de culpabilité, n’est-ce pas là une injustice ? Il aurait été plus simple d’accepter le lynchage public, de paraître faire amende honorable, pour mes amis, ma famille, mes collègues. Cela avait été la couleuvre de trop.



A suivre... (ou pas)