Ce que j'aime dans l'attraction amoureuse ivre, c'est l'étrange attention aux détails qu'elle provoque. D'ordinaire, j'observe les femmes comme la plupart des hommes : visage, seins ou fesses selon l'angle, jambes, cheveux, yeux. Caractéristiques basiques, quantifiables, définissables.
Mais l'alcool ouvre de nouvelles perspectives. Evidemment, des hommes plus raffinés (poètes) y accèdent sobre, mais chez moi c'est l'ambre glacé qui délie mon imagination ; progressivement, je deviens attentif à de nouveaux détails physiques ou comportementaux : façon de tortiller une mèche de cheveux, couleur et reflets d'un vernis à ongle, impression en creux d'une bretelle dentelée de soutien-gorge, avant-bras élégamment élancé, épaules au grain de satin, et j'en passe.
Soudain, les jolies filles deviennent uniques, et du même coup plus nombreuses. Par les critères esthétiques traditionnels, une femme se juge en quelques regards. Catégorisée, envisagée, analysée, l'affaire prend entre 4 et 30 secondes, même pour les plus époustouflantes qui nous arracheront un soupir. Dépasser ces critères, c'est ouvrir les portes d'un casting planétaire.
Parallèlement, l'alcool ralentit la perception du temps. Une manière de tourner sa paille dans un verre devient un spectacle fascinant auquel nous consacrons des minutes entières, ce qui paraît donc être des heures. Jamais n'avait-on rien vu d'aussi poétique, émouvant, bouleversant, excitant. On en écrit des odes illisibles sur son carnet rouge ou son téléphone mobile. Est-ce une illusion, ou percerions-nous enfin les couches de maquillage, vêtements, attitudes, pour atteindre l'essence profonde et sincère d'un être qui ne se sait pas observé ?
Car comme en physique quantique, si l'élément observé ressent le regard, son comportement change. La fille devient gênée, elle perd la grâce de ce mouvement anodin destiné à nul autre qu'elle. Le charme est rompu. Elle cherche à présent à plaire ou éviter le regard, en tout cas elle a remis son armure et réagit à nos attitudes. Nous ne la verrons plus que pour ses mensurations, défauts et qualités habituelles. Déjà, elle se place en rapport à nous - que ce soit anti ou pro, on n'existe en société qu'en réaction aux autres.
Au cours de la nuit, ce phénomène se répète aussi souvent que les conditions sont réunies. On rêve à des vies entières passées auprès de fées éphémères que l'on vient de découvrir pour qu'elles s'évaporent aussitôt, fragiles bulles de savon éclatant contre le rugueux réel.
Parfois, dans de rares cas, on trouve une de ces chimères à jeun, sans avoir besoin d'être poète ou fin observateur. Tétanisé par l'instant de grâce, on ne peut qu'admirer le rayon de soleil avant qu'un nuage l'éclipse. La belle s'évade et nous laisse prisonnier de son regard vague. On y repensera au hasard d'éclairs sensoriels aussi envoûtants que ces rêves dont l'émotion nous retient dans les limbes tout le jour suivant. Une fois sur mille, cette fille appartient à notre quotidien, amie, collègue, vendeuse... Elle distille les moments magiques suspendus à la faveur des accalmies passagères, et nous mourrons pour un de ses cils battants.
Une fois sur un million, nous pénétrons son monde, ou plutôt elles nous tolèrent dans le sien. Entre mille réveils, baisers, gestes quotidiens répétitifs et désenchantés, il y aura quelques instants de lumière pendant lesquels nous aurons l'impression de quitter la relation réelle, de suspendre le temps, et d'observer de loin cette amoureuse inconnue comme on regarde une distante étoile. Souvent, elle n'en saura rien, nous tirant même quelques fois de notre rêverie, attendrie devant ce chéri tête en l'air. Jamais nous ne saurons lui expliquer précisément ce qu'elle provoque à son insu, et le chemin parcouru pour revenir auprès d'elle.
Peut-être est-ce parce qu'elle ne tient qu'une place infime de déclencheur dans ces processus, et qu'aucun de nos sentiments n'existent en dehors de nous. Les neurones qui enclenchent ces sensations lui sont pré-existants, elle ne fait qu'agiter le magma quantique des possibilités jusqu'à l'alignement gagnant qui ouvre la serrure. Et malgré ceci, cette connaissance que le ressenti vit et existe uniquement en nous, dépourvu de cause extérieure, trouver puis être avec cet personne-clé qui ouvre les vannes des rêveries éveillées relève du miracle. Car le langage le plus abouti n'est rien sans interlocuteur pour le comprendre, et la poésie amoureuse que l'on porte en soi ne s'exprimera jamais sans la muse qui l'invoque.