4 décembre 2013

Vol

Les avions glissent sur le tarmac, carpes koï paresseuses. Sous leurs ailes, un ballet silencieux de poissons-pilotes en blouses orange fluo, assis dans des bulles de verre carrées, guide leurs mouvements lents et gracieux. Dans les bras géants des passerelles métalliques coule le flot des globules blancs humains, venant ici nourrir la porte d’arrivée, là l’aéronef préparant son décollage.

Un aéroport à son optimum d’organisation offre un spectacle reposant de fluidité. Le bruit étouffé des moteurs électriques, thermiques, et des turboréacteurs Rolls-Royce Trent berce l’oreille d’un bourdonnement majestueux. L’ordre permet la prédictibilité du prochain moment. Dans sa fureur de voyager au plus vite, notre civilisation a par accident produit un temple où règne le calme et la paix de l’âme bercée de certitude.

Ronronnant de plaisir comme un gros chat au soleil, l'homme d’affaire avisé profite du flou de son emploi du temps sur la route pour échapper à ses obligations en toute impunité, protégé par la boite noire du voyage. Il arrive une heure à l’avance, dégaine son ordinateur portable pour se donner contenance (et bonne conscience), puis plonge aussi rapidement dans son demi frais que dans la scène harmonieuse qui emplit son regard depuis la baie vitrée panoramique. Il respire en oubliant de le faire. Son esprit coule paisiblement dans une mer grise et blanche éclairée par une atmosphère aussi électrique que l’intérieur en satin bleu de son veston.

Il n’est plus vraiment ici. Ni réellement lui-même – du moins la version que les autres connaissent. Il devient artiste. Chaque action du personnel au sol capte la lumière comme dans un tableau de Vermeer. Le cliquetis des fourchettes et le frémissement des jupes s’accorde dans une mélodie blanche aux réminiscences primordiales, première musique du monde en train de naitre, ou de soi en train de naitre au monde. L’air aspiré par les turbines des jets intercontinentaux devient visible, sculpture évanescente en perpétuel renouvellement.

On ne court après l’argent que par peur de réaliser nos rêves.