10 avril 2007

Amours passagères

Une femme peut savoir si elle plaît à un homme en observant sa façon d’éviter de la regarder. Dans un train, s’il tourne la tête vers la fenêtre opposée de sa voisine, au lieu de regarder dans la sienne, qui est aussi la plus proche, c’est louche.
S’il penche la tête dans le couloir mais sans regarder devant lui, ou par œillades discrètes, c’est suspect.

La stratégie d’évitement aboutit à une déclaration d’intentions dans des formes irréfutables. Ma voisine, justement, vient de retirer délicatement son pied de sa ballerine noire. Insoutenable torture que les orteils sortant furtivement du soulier ; les femmes ne savent-elles donc pas que c’est une déclaration de guerre ? J’admire la finesse de la cheville, transpire à la vision de la peau tendue et fine. Son sac à main est une grossière contrefaçon et elle a des catalogues de grandes surfaces étalés devant elle : derrière ses grands yeux bleus et ses cheveux encore plus clairs, ce cœur n’est pas à prendre. Elle doit être mariée, ou pas loin, à un mec qui l’ignore (comment en serait-elle amoureuse autrement ?). Je décide de ne perdre mes neurones que quelques instants de plus avec elle avant de trouver une proie mieux adaptée.

Justement, plus bas dans le couloir, une brune ébouriffée détache ses grands cheveux noirs et bouclés en lançant un regard frondeur aux alentours. Comme un galet qui ricoche puis frappe une mouette par accident, les yeux noirs fondent sur moi – par hasard, mais pas par dépit.

L’étudiant dans la rangée à ma droite est penché sur un texte du Times écrit en arial 8, un dictionnaire de poche à portée de main. Ça me déprime pour lui. Cette vision me permet de souffler un instant, car l’Espagnole m’aspire déjà. J’ai entendu sa voix à travers mes écouteurs, décelé les traces ibériques de ses syllabes hachées par les grincements du rail. Elle ressemble à une fille que je n’aime pas (physiquement, s’entend). Si elle s’approche, je lui laisserai pourtant sa chance, ne serait-ce que pour essayer de vaincre l’a priori esthétique forgé à la lumière d’un autre visage. Histoire de se laisser séduire par une fille qui ait plus qu’un prénom de différence avec mes ex, pour changer.

Le problème des jeunes filles d’aujourd’hui, c’est qu’elles connaissent Coldplay (et au mieux Radiohead), mais pas D’Angelo. Ça ne me donne pas de sujet de conversation approprié.

De toute façon, elle voyage avec ses copines, et une fille n’est jamais accessible lorsqu’elle voyage avec ses copines. Aucune fille n’est inaccessible ou intouchable, au demeurant ; il faut cependant savoir saisir le moment de disponibilité. Limitation des échecs garantie.

Donc, à moins d’un appel au viol à peine déguisé, je resterai sagement sur mon siège à regarder le pied droit de ma voisine qui continue à feindre de m’ignorer. Lâche ton mec, jolie blonde, il te trompe sûrement déjà. Tu es trop belle pour être heureuse, surtout sans moi.

Quant à l’espagnole, il fait beau et j’ai un parapluie : impossible de plaire à une fille au sang chaud avec un comportement aussi prévoyant. Encore qu’on sache trouver « mignon » tout ce que l’autre compte de défauts au début. Juste avant de réaliser que les mêmes choses sont en réalité rigoureusement insupportables.

Séduire une fille avec des regards suppose un subtil mélange entre désinvolture et intérêt. Eveiller la curiosité avec détachement, sans passer pour un psychopathe ou un mort de faim. Ai-je réellement envie d’attirer l’attention de la brûlante beauté ? Les espagnoles ne font pas de quartier ; elles peuvent aller à la corrida et réclamer la mise à mort du taureau. Elles arrachent le cœur des hommes et le dévorent à vif car rien n’est sérieux et rien n’est grave dans leur culture – donc tout l’est. Ceci leur donne une maîtrise injuste de leurs sentiments. Je déconseille à quiconque de tomber amoureux d’une amazone ibérique, et, à la limite, même aux espagnols. Personne n’est prêt à chevaucher ça. La plupart des filles qui parlent fort dans les lieux publics le font pour dissimuler (vaine tentative) leur manque de confiance. Pas elles.
Pas elle. Sa voix résonne et brise tous les tabous, son rire se déploie comme une jouissance impudique, une jouissance de femme. Alors qu’elle n’est qu’une fille. Elle ne craint pas l’attention qu’elle attire, à vrai dire, elle s’en fout. C’est ce qui la rend si dangereuse.

Les espagnoles sont du même coup celles qui tombent le plus fort, et elles n’hésiteront pas à vous la couper en cas d’infidélité. Dangereuses qu’on vous dit.