21 avril 2007

Hugo à la plage (extrait du chapitre 10 de "L'attraction des astres")

C’est dans cet état d’esprit curieux que Julien m’a vu débarquer à la plage de la Palmeraie. Ce garçon étant le champion de l’à-propos et des réparties en plusieurs langues, il lui a fallu 2 phrases pour me changer les idées. Nous nous sommes installés sur les matelas mœlleux posés à même le sable, le buste relevé, posé sur nos coudes. Histoire de mater. Ben évidemment, il ne faut pas être hypocrite. Après quelques minutes de mise à niveau mondaine entre lui et moi (qui baise qui, où faut-il sortir en ce moment, comment vont tes parents, etc.), il s’est plongé avec concentration dans la lecture du dernier numéro de Style Inc., un magazine masculin de mode (si, ça existe). Julien se tient au courant de beaucoup de choses, et apporte une attention quasi maniaque à son apparence. C’est aussi pour ça qu’on l’aime : avec une dose réglementaire de folie.

Les oreilles recouvertes de mon casque, j’ai fouillé mon sac à la recherche d’un bout de papier. Le moment semblait parfait pour griffonner quelques brouillons de cartes postales bouffonnes destinées à exaspérer les parisiens coincés dans la grisaille (pléonasme). Mon support était parfait : des vieilles feuilles du boulot. Je n’aime rien tant qu’écrire en dessous de tableaux Excel usagés : cela donne de la valeur à la moindre phrase comportant un sujet et un verbe tant les chiffres à proximité sont insipides.

Je suis heureux, enfin presque. C’est triste de devoir se contenter de ne pas être malheureux : où est-elle la passion, la folie, l’aventure que l’on se promettait enfant, seul dans son lit le soir ? La légèreté et l’inconséquence de la vie étudiante contemporaine commencent à me peser. Je cherche du soleil et j’en trouve sans doute un peu trop souvent. Besoin de reposer mes pupilles fatiguées.

Celle-ci pourrait-elle reposer mes yeux ? C’est le genre de filles qui aiment les mecs bronzés, musclés, avec les cheveux graissés au monoï. Charmant. Elle « mate » le défilé des abdos-minets, ces ados minables, et, entre deux grands sourires de biche écervelée, attend qu’un Brian ou un Kevin vienne la sortir de son ennui de personne vide comme une coquille abandonnée dans le sable. Au moins une bombe que je ne regrette pas et qui se désamorce d’elle-même.

Moi, posé sur mon matelas, je regarde ça de loin. Ça me fait une paire d’yeux en moins à surveiller. Les rayons du soleil lèchent ma peau, le free jazz hip-hop des Roots remue dans mes oreilles, « Datskat ! ». Un vendeur de beignets passe et je remercie le ciel d’avoir pensé à amener ma musique pour me prémunir de ses cris mécaniques. Le pauvre esclave moderne marche, en sueur, un plateau sur le bras. Comme dirait mon père, « c’est toujours mieux que l’usine ». Pas faux.

La journée languit au bord de l’eau d’avril, le rosé va finir par tiédir dans le seau remplit de glaçons fondus. « Malheureux, ce serait un sacrilège ! » me fait remarquer Julien. Nous remplissons donc les verres puis observons, fascinés, la délicate teinte rose translucide qui habite le verre. Je le porte vers le soleil afin de regarder la lumière transperçant la piscine couleur de saphir. Allongés, bercés de notes du groupe qui vient de commencer à jouer des standards pop à la sauce reggae, les lèvres trempées du nectar des dieux, nous sommes au paradis, les maîtres du monde, sur un nuage : bref, la situation est à son optimum au sens de Pareto.

Julien me raconte sa dernière escapade à l’Idylle, l’endroit où il faut être en ce moment, « the place to be » en version originale. Entre deux descriptions futiles de la clientèle sur place, il glisse une observation si pertinente qu’elle frôle les hautes sphères de la compréhension de l’être humain, tout en semblant la soumettre à mon approbation. J’aime Julien car en plus d’être un garçon intelligent et sensible, il a le mérite de tenir mon avis en haute estime. Comme moi, il affectionne le mélange des genres et n’hésite jamais à convoquer un auteur classique pour expliquer une situation des plus superficielles. Il établit des parallèles entre les mondanités et ses lectures, jette des ponts entre des mondes que l’immense majorité des gens tiennent séparés, quand c’est précisément ce type d’attelages curieux qui créé les œuvres les plus passionnantes.

Sa quête de perfectionnement m’inquiète parfois. Ceci dit, elle ne le rend pas plus déséquilibré que ma quête de sens : nos santés mentales sont à peu près sauves. Au moment où je pense ceci, il me tend son biceps pour me faire constater que ses efforts en salle de gym sont payants. Il me faudrait être sacrément hypocrite pour reprocher à mes amis leurs folies quand on connaît la mienne. Je me vois mal réclamer de la normalité.

Un playboy des plages publiques approche de la Palmeraie, en repérage. Son corps luisant d’huile à bronzer ferait de lui un parfait candidat pour miss ingénue au premier rang. Ça ne rate pas : il s’arrête pour lui conter fleurette dans les règles de la jeunesse sms. « Mademoiselle, tu es vraiment trop belle pour être toute seule à la plage. » Le fait qu’il n’ait pas prononcé le mythique « mademoiselle vous êtes charmante » doit suffire à son bonheur : elle rit en se cachant la bouche comme une courtisane aux dents pourries. Curieuse influence de mœurs anciennes sur cette vilaine (personne non issue de la noblesse, j’entends).

Avoir raison est un travail à plein temps, épuisant de surcroît. Il était l’heure pour moi de rejoindre mon hôte, en espérant qu’il avait réglé ses problèmes logistiques avec la mafia commerçante locale.