24 mai 2007

Dizzy Daisy Nepsy

Daisy Nepsy fixe l’objectif, s’imagine dans la chambre noire. L’éclair jaillit de l’appareil et immortalise ce moment historique. Ce soir, Daisy est…

Quelques heures plus tôt, assise sur le marbre de la douche d’un hôtel sans âme, elle fixe le vide. L’eau tombe comme une punition, elle sent les gouttes qui frappent ses épaules et ses seins. Son regard perdu dans le vague fait sauter ses idées comme un compact disque rayé. Elle répète sans cesse les mêmes syllabes. La première sonorité est sèche, écorche ses lèvres. La seconde adoucit sa voix, car c’est également la première syllabe qu’elle ait prononcée. « Ma… ». Elle gît dans cette douche brûlante depuis aussi longtemps qu’elle puisse se souvenir. Tout le monde semblait l’aimer avant qu’elle n’entre dans cette salle de bain. Le monde tournait enfin autour d’elle, pour une fois. Mais qu’importe le monde s’il n’est pas là.

Ses mains dessinent sur la buée du miroir. Machinalement, les doigts fins commencent l’esquisse d’une croix. Initiale d’un prénom qui a le pouvoir de la clouer au sol, sous l’eau brûlante, pendant des minutes insaisissables. Autour d’elle, on ne s’inquiète pas. Deux jeunes filles papillonnent devant la glace, fouillent dans des trousses de maquillages étalées sur le lavabo. Elles ne parlent plus : tout se joue ce soir.
Pour Daisy, les dés sont lancés depuis longtemps.

Elle ouvre le clapet de son téléphone portable. Aucun appel, aucun message. Malgré les photos, les interviews et les soirées de représentations, il n’a pas appelé. En revanche, des Thibault Benoît Pierre Alexis Maxime Michaël à la pelle. Tous sauf un. Etre promise à une gloire aussi éphémère que les pages glacées des magazines ne console pas mademoiselle.

Tomber amoureuse de lui…c’était comme…respirer pour la première fois…

- Daisy, tu me prêtes ton sèche-cheveux ? Le mien m’a lâché !
- Tu devrais commencer à te préparer Daisy !

Alors, de la même façon qu’elle se démaquille en rentrant d’une soirée, aussi mécaniquement, Daisy obéit et exécute le rituel. Etaler la fondation, faire pénétrer uniformément. Répartir le fond de teint, surveiller les zones brillantes. Blush sur les pommettes. Eye-liner. Mascara. Gloss. Pendant quelques instants, elle oublie la personne derrière le masque de poupée. Des secondes suspendues durant lesquelles elle pourrait être une de ces filles. N’importe laquelle. Une de celles qui ne tombent pas. Une de celles qui se contentent des cours d’admirateurs. Une de celles qui savent se refuser pour mieux dominer.

Elle avait pourtant été l’une d’entre elles. Mais une erreur entraîne toutes les autres, n’est-ce pas ? Si elle avait su…Elle n’aurait pas suivi ce premier garçon aux yeux vifs, près de la rivière. N’aurait pas écouté ses mots récités à tant d’autres avant elle. N’aurait pas laissé son cœur en vitrine comme un trophée convoité par des cambrioleurs peu gentlemen. L’effet domino l’avait fait rebondir depuis cette faute originelle jusqu’à lui. Les mots flottent autour d’elle, coulent dans ses oreilles, s’insinuent en elle, car on ne peut jamais arrêter l’eau. Elle traverse les couches de roche jusqu’aux grottes enfouies au plus profond de la terre. Les mots ont un effet chamanique sur elle, ils la mettent en transe, l’hypnotisent ; puis, lorsque les regards ont achevé de la paralyser, elle les laisse faire ce qu’ils savent faire. Elle les trouve pourtant tous différents, ces garçons-bruns-plus-âgés-aux-yeux-noirs-légèrement-plus-grands-qu’elle. Son trouble se répète avec la prévisibilité d’une formule mathématique. C’est implacable, inexorable, puisqu’elle s’entête à chaque parfum, à chaque peau, à chaque fois elle voit « le bon ». Elle les attire comme une lampe des moustiques. Malgré cela, après quelques tours d’ampoule, les insectes s’en vont, désenvoûtés. Sa lumière attire mais n’accroche pas. Ses yeux ne sont faits que pour les cellules photosensibles des appareils argentiques. La pellicule capture son essence et lui rend son éclat, alors que les garçons qu’elle aime sont des trous noirs d’où ne ressort aucune particule après avoir été absorbée.

Sa robe la gratte. Une étiquette, sans doute. Les filles s’impatientent, trépignent. Daisy devine des regards envieux de son calme qui n’est que désespoir. Les défilés ont commencé, les épreuves se succèdent. Elle écoute son nom, répond aux appels, mais il ne reste plus qu’un automate de chair et d’os. Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez demandé.

Elle se réveillait parfois au milieu de la nuit. L’angoisse qu’il soit parti. Mais il était là, paisible et innocent. Elle restait éveillée pour le regarder dormir, se retenait de caresser son visage pour ne pas perturber ses traits détendus.
« Où es-tu ? Penses-tu à moi ? »
Ces questions revenaient désormais comme un boomerang aux tranches incrustées de lames de rasoirs étincelantes. Daisy tend la main et celle-ci part en lambeaux, déchiquetée par les souvenirs.

Elle se demande s’il sera là, dans la salle. Tapi dans l’ombre, au dernier rang, attendant son sacre pour se déclarer et la sauver. Lui aussi avait beaucoup promis. Elle avait basculé parce qu’il possédait ses mots ; il ne les empruntait à personne. Lorsqu’il racontait son regard, son cou, ses poignets délicats, elle entendait enfin ce dont parlaient les photographes en regardant ses clichés. Avant lui, elle n’avait jamais vraiment compris ce qu’on lui trouvait. Comme tant de jolies filles, elle n’avait jamais cru en sa beauté, ce qui la rendait évidemment plus magnétique et désirable.

Il lui expliquait les notes, les accords. En l’écoutant, les mélodies prenaient des tournures incroyables, comme une porte entrouverte sur le jour qu’on ouvre brusquement. Inondée de lumière par sa seule présence, il éclairait le monde autour d’eux. Dans ses pas, guitares, tableaux, toiles et sculptures tourbillonnaient, aspirés par son aura.
Cette innocence montre ce soir ses limites, à quelques minutes de la finale, entourée des autres élues. Elle ne voit aucune couleur, n’entend aucune voix, ne ressent aucune anxiété. Un homme la rendait présente au monde, et cet homme n’est pas là.

Elle voudrait dire ces mots qui l’étouffent. Sa gorge sèche semble remplie de branches mortes. Elle voudrait laisser le sang s’échapper de ses plaies ouvertes. Pour que l’hémorragie tarisse. Elle voudrait expurger la bile noire qui englue ses artères. Vomir ce prénom stupide, ce prénom d’enfant de chœur. Planter ses ongles dans son visage angélique, celui qui hante ses nuits. Lui griffer une cicatrice, une balafre, qui colle à lui autant qu’elle s’englue dans les souvenirs.

A la tombée du jour, quand le ciel se couvre de vanille, ils allaient aux mêmes terrasses ombragées. Quelques secondes de pluie mouillaient parfois la terre des parcs et jardins publics, exhalant dans l’air une odeur d’herbe fraîche, d’orage d’été. Elle le regardait en essayant de ne pas se faire remarquer. Des semaines entières passèrent ainsi, ses jupes devenant plus courtes, ses décolletés plus échancrés. La météo la couvrait : l’arrivée de l’été l’autorisait à dévoiler progressivement sa peau sans qu’il ne la prenne pour une fille facile. Un jour, alors qu’elle avait abandonné l’espoir de rencontrer ce garçon qui s’asseyait à dix mètres d’elle tous les soirs, un jour, une connaissance de Daisy est venue dans ce café où elle ne se rendait que rarement. La connaissance a reconnu l’inconnu, lui a fait signe, il est venu. Il a pris la chaise à son côté, et elle a cru devenir rouge tant ses pensées devaient se lire sur son visage. Ce soir-là et beaucoup d’autres après, il n’a regardé qu’elle.

L’animateur s’approche pour annoncer le résultat. Des cris retentissent. Daisy ne pleure pas. Il ne reste plus rien pour ça. Elle se sent comme un coquillage vide abandonné sur une plage. Anéantie. Elle baisse le front pour accepter sa couronne, puis relève la tête. Lorsque le micro se tend vers ses lèvres craquelées par la désertification accélérée de son être, elle prend une grande bouffée d’air. Il lui semble avoir oublier de respirer pendant toute l’émission. Cette fois, c’est à la France de retenir son souffle. On veut savoir à qui elle pense, qui elle souhaite remercier. Après un moment, par habitude, par lassitude, ou par abandon de la dernière parcelle d’amour-propre qui lui reste, elle laisse enfin glisser les syllabes qui pourrissent dans sa gorge depuis des mois : « …Thomas »

Les flashs crépitent, gravent ce sourire de robot qui ira sur les murs de toutes les petites princesses qui rêvent de cette élection. Ce soir, Daisy est la plus belle femme de France.