2 juin 2007

Fragments de Moleskine

Au bord du flot de circulation de Rivoli il y a : des vitrines de mode mondialisées, des échoppes à touriste dont la quincaillerie déborde sur les trottoirs, des bâtiments centenaires protégeant des trésors de l’antiquité et de l’Ancien Régime, des chaises métalliques où l’on peut s’asseoir pour boire un café à 3 euros.

Parfois la vie a un gros cul serré dans un jean Gucci à 1300 euros. D’autres fois, c’est un charmant fessier mis en valeur par l’évidence d’un pantalon noir Zara à 39 euros 90. On peut nager dans les liquidités et s’imaginer malheureux, et être nu comme un actionnaire d’Euro Disney mais heureux. L’essentiel des états d’âme provient effectivement de l’esprit, comme le nom l’indique, ce qui explique les quarantenaires riches et dépressifs d’Europe de l’Ouest, et les habitants de pays ruinés par des décennies de guerre qui se déclarent pourtant optimistes sur l’avenir (alors que nous savons tous que rien ne changera dans leur vie).

*****

Le monde extérieur m’a toujours semblé plus attirant lorsque j’étais enfermé. Depuis le cours primaire jusqu’à mes bureaux d’entreprises cotées en bourse, j’ai toujours passé le plus clair de mon temps à regarder par la fenêtre. Ce qui se passe dehors (les branches des arbres qui se balancent, les voitures qui s’arrêtent au feu rouge, les passants poursuivis par des pigeons kamikazes) paraît plus excitant et magique quand on en est séparé par une vitre.
Lorsque mes journées sont libres, la porte semble toujours trop loin pour la franchir. Je reste chez moi, car l’extérieur ne m’intéresse plus. D’où la signification hautement philosophique de la chanson de Claude François « le lundi au soleil ». Effectivement, on ne l’aura jamais. Car lorsque l’on peut l’avoir, il ne nous intéresse pas. Comme tant d’autres choses…

*****

L’essentiel de la matière est constituée du vide entre le noyau des atomes et les particules qui gravitent autour de ceux-ci. Ce que l’on nomme matière, la substance du monde visible et invisible, est en fait du vide animé. Du néant agitant d’infimes molécules pour remplir l’espace. Le monde est vibration.

L’analogie avec les relations humaines apparaît suffisamment évidente pour ne pas s’y attarder. Ce sont les silences qui créent les liens entre les être humains, pas les conversations. Et ceci aussi bien en amour qu’en amitié. L’aisance dans le silence emplit l’espace, le silence fait vibrer les particules autour de personnes qui se rapprochent imperceptiblement. Dès lors, comment s’étonner de la fragilité de ces histoires ? Un humain n’est pas un neutron, prévisible et lié à jamais à son orbite autour du noyau. Le vide n’est pas stable dans le monde que nous avons créé.

*****

Triste vérité : nous n’appartenons jamais à personne, et personne ne nous appartiendra jamais. Il serait pourtant si confortable de se transformer en chose, en objet sur lequel le propriétaire fait valoir ses droits sans hésitation : nous n’aurions plus à réfléchir, à hésiter, à s’inventer des « histoires d’amour et d’amitié ». Réduits à des choses, prisonniers consentants, nous serions enfin libres.

*****

Le crissement des gravillons rythme la promenade à travers les jardins impériaux. A notre gauche, deux groupes d’adolescents : garçons d’un côté et filles de l’autre. Avoir 14 ans procure des avantages certains.

Le silence est la plus belle des voix. Il s’accorde à mes pas. J’ai la démarche nonchalante des princes d’orient : mon pas lourd et lent est contrebalancé par la légèreté de mes épaules qui fendent l’air comme deux cimeterres effilés.

Créer le trouble chez une fille est relativement simple : il suffit de marcher derrière elle, un pas à côté, de sorte à faire partie de son champ de vision sans y être vraiment. Ainsi elle se sent observée sans pouvoir le savoir avec certitude, ce qui l’amène à se demander si tel est le cas, et surtout pourquoi est-ce que cela l’intéresse en fin de compte.

*****

A force de boire, j’allais développer un « tennis elbow ». Je me demandais s’il y avait de l’alcool dans ce cocktail, et en effet c’était le cas, puisque les bambous recouvrant les murs du restaurant devenaient soudain flous et animés d’un mouvement qui aurait été naturel sous l’effet du vent mais semblait suspect dans l’enceinte confinée.

La salle agitée berçait mon cerveau abreuvé de syllabes multilingues. Je regardais les gens sans savoir ce que je pensais d’eux. Entre deux gorgées de mojito, l’alcool remplaçant mon sang et celui-ci migrant dans mes yeux devenus rouges, je remarque une fille moins ordinaire que les autres à quelques pas de moi. Le monde autour de moi s’illumine progressivement, au rythme du battement de ses cils. Elle entend le soupir de l’homme assis juste à côté d’elle. L’alcool, toujours lui, a libéré d’un coup la frustration d’un amoureux secret dans un souffle bruyant, seule réaction possible à l’impuissance ressentie face à l’emprise d’un songe à forme humaine.

En observant cette créature, je réalise que son pouvoir de séduction remonte certainement à plus loin qu’elle ne puisse s’en souvenir. Elle a toujours senti les regards se tourner vers elle, sans jamais parfaitement comprendre quel particularité de son visage créait cette attirance, cette attraction. Pour elle, c’est davantage un état de fait qu’une fierté ou un étonnement. Elle plait, voilà tout.

Cela ne l’empêche pas d’avoir du mal à croire les rares hommes qui osent le lui dire (c’est-à-dire les pires, puisque les timides et les sincères restent prisonniers de leurs soupirs de frustration).

*****

Non contents d’être gras et laids, les Allemands sont en plus mal sapés (Hugo Boss revient de loin). Le régime saucisse/bière n’apporte ni finesse ni élégance. L’Allemand reste frustre, grossier et paysan même au cœur d’un Berlin racé et audacieux. La concentration démographique urbaine n’a pas eu raison d’une mentalité de taverne moyenâgeuse assez pénible sans le secours d’une choppe du schnaps local. Le raffinement de ce pays était mort aux premiers cris des officiers de la Wehrmacht, comme l’avait déploré Nietzsche (que l’on eut le mauvais goût de travestir après sa mort en héraut du national socialisme).

En France, l’élégance avait succombé dès le premier numéro de Voici, ou peut-être bien avant. Nulle part ne subsiste une « belle société » : les héritières dégénérées donnent le ton d’un monde sans courtoisie, sans grâce, sans esprit. La vulgarité décomplexée mène la danse, et les belles âmes marquent le pas.