16 novembre 2009

Souvenirs de coeurs épargnés

Anne, Elvire, Sandrine, Marie, Alexandra : j’en oublie sûrement, mais elles ne sont pas si nombreuses, ces filles que j’ai aimées sans qu’elles n’en sachent jamais rien.

De cheveux soyeux en chevilles célestes, elles m’ont fait perdre la raison sans que je puisse leur montrer. Je les inventais de loin, perdu dans la contemplation de traits physiques qui devenaient qualités morales, créant de toutes pièces mes archétypes amoureux. Au gré de mes fantasmes leur perfection s’affirmait, me rendant incapable de leur dire plus de quelques mots, bredouillés lors de nos rencontres au hasard de couloirs d’établissement scolaires dont la morne banalité sublimait leur halo de grâce.

Médusé par ces muses, je passais mon adolescence et mon passage à l’âge que l’on dit adulte dans des châteaux de sable que toute confrontation au réel auraient écrasés.

Dans ces histoires vécues, les filles sont donc moins réelles que dans un roman, malgré leur existence avérée : tout indique qu’elles n’ont vécu que dans mon imagination. Pourtant je me souviens d’elles et je rêve encore parfois de les revoir et d’oser les aborder comme l’homme que je ne suis pas devenu. Armé de la quiétude de la chambre où j’écris ces mots, je lance des déclarations d’amour virtuelles, sans aucun espoir qu’elles atteignent leurs destinataires. Je veux les écrire pour prouver qu’elles existent comme dans mon souvenir, et que mes passions, pour insensées, n'en furent pas moins bien réelles. Ainsi, elles deviendront plus vivantes à mes yeux qu’elles ne le furent jamais lorsqu’elles passaient devant moi, inconscientes d’être le centre de mon univers, aussi insouciantes que le soleil.

* * * * *

Anne

Comment se souvenir de quelqu’un que l’on n’a pas oublié ?

Le choix de la musique est essentiel ; pour convoquer son image, il faut une chanson au son granuleux comme le frottement délicat d’une allumette sur une boîte en carton, un soir d’hiver.

Puis une batterie et une basse qui l’entraînerait dans une danse hypnotique où ses yeux clos laisseraient le rythme pénétrer son corps, ses doigts papillonnant autour de sa silhouette découpée dans la pénombre par une lampe posée à même le sol.

Je l’imagine jeune Uma Thurman dansant sur Girl, You’ll Be A Woman Soon, dans Pulp Fiction. Elles partagent une caractéristique rare : être aussi belles brune que blonde ; dans les deux cas, une couleur pure – l’or pâle ou le jais – formant une fine enclave autour du visage qu’illuminent deux yeux de reine alanguie. Curieusement, c’est Femme Fatale du Velvet Underground qui m’évoque le plus Anne. Nico susurre la beauté d’Edie Sedgwick avec l’ironie mordante d’un texte écrit par Lou Reed. Au-delà de la musique, dont le tempo langoureux et les accords savamment saturés semblent écrits pour elle, c’est l’humour utilisé pour évoquer cette femme fatale qui me parle d’Anne. Car cette femme dont les hanches roulent avec une sensualité italienne garde le sourire malicieux des enfants espiègles. Les courbes épurées sculptant son corps de Vénus sont soulignées avec élégance par des tenues à la simplicité latine, mêlée d’un soupçon d’extravagance britannique. Et de son air secret déborde un érotisme dont la chaleur rougit mes joues à chacune de mes rencontres avec elle. Anne est ravissante : je voudrais la ravir, c’est-à-dire l’enlever, au sens étymologique.

Ayant évoqué la volupté promise par son corps, même à mots couverts, je sais qu’il semblera hypocrite de dire mon attirance pour son âme. Cependant, sa beauté nonchalante de princesse antique ne me hanterait pas encore si ses yeux n’avaient pas exprimé un mystère que je serais bien en peine de traduire ici. Lors de mes rares conversations avec elles, son esprit m’a paru si original et décalé que j’ai parfois songé qu’il s’agissait de frivolité, ou bien d’une légère folie. Une longue fille douce à l’excentricité frôlant la folie… Oui, cette impression joua sans nul doute un rôle déterminant dans mon attirance définitive pour elle.

Je rêve de longs voyages en Crète et en Italie avec elle. Nous partirions sur des voiliers à la blancheur aveuglante, plongeant de ponts au bois chaud dans les flots turquoise, azur, céruléen. Prenant le canot de transit, nous irions nous étendre à l’abri de criques désertes, où la chaleur du ciel ne serait rien en comparaison de celle de sa peau sur la mienne, et le Zéphire une simple brise emportée par la tempête de nos souffles déchaînés. Sa présence rendrait ma vie aussi voluptueuse que ses lèvres auxquelles je viendrais me rafraîchir à toute heure de la nuit et du jour. Et ses yeux plus profonds que la Méditerranée, dont elle est souveraine, feraient de moi le naufragé volontaire le plus heureux depuis Ulysse s’abandonnant aux chants des sirènes.

A suivre...