18 mars 2011

Terres inconnues

A mesure que se multiplient les connaissances, l'ignorance s'accroît. Je prends davantage conscience chaque jour de mon incompréhension grandissante devant l'avalanche d'idées et de faits que l'on me présente. J'ignore un peu plus chaque fois que j'apprends. Il me semble en aller ainsi pour les relations humaines en général, amoureuses en particulier.

Je commence à percevoir les principes élémentaires d'une relation épanouissante, ou au moins non castratrice : conservation d'une liberté non négociable (de mouvement, de paroles, d'amour), rapports égaux donc conflictuels, désir physique dont la violence fondatrice se prolonge par des jeux érotiques élaborés.
Ces éléments de base résultent d'une construction intellectuelle élaborée au cours d'années d'expériences, de débats, de lectures. Ils ne s'appliquent qu'à moi tout en ayant une portée plus large, puisqu'une vérité suffisamment personnelle révèle nécessairement une règle universelle, étant entendu que nul n'est unique (les infimes différences visibles ne changent pas la matrice initiale commune, ce système nerveux au but simple : survivre à son environnement).

Or je suis dans l'incapacité de mettre en pratique ce que ces années d'échecs sentimentaux et de solitude ont révélé, car s'il existe des millions de femmes dont le corps m'inspire, je n'en ai rencontré qu'une poignée dont l'intellect et le caractère permettent d'envisager ce type de relation. Ainsi, je suis restreint à une masturbation aussi littérale que figurée sur ce fantasme de rapport élargissant le champ des possibles au lieu de le restreindre, comme tout couple "institutionnel".

Comme beaucoup, j'ai commencé ma vie amoureuse dans un jardin d'éden insouciant. Possession et jalousie m'étaient des concepts étrangers : lus, vus, entendus mais non intériorisés. Une infidélité me fit croquer la pomme du savoir. Pour bénigne et banale qu'elle soit, cette expérience m'a transformé en pulvérisant les bases naïves de mes conceptions amoureuses. "J'avais 20 ans, et je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie". Chassé du jardin, j'ai du devenir un individu au regard amer et méfiant.

Quelques années et relations plus loin, je finis par comprendre qu'il n'existe pas de preuve d'amour suffisante pour taire les doutes, tuer la jalousie et la peur de la trahison une fois que l'on en a subi le choc. Et par une adaptation darwinienne dont l'inexorabilité ne m'apparaît qu'aujourd'hui, je suis devenu adepte du secret et de la vie libre au sein du couple. Pas un libertin - je ne recommande pas de faire des tromperies un style de vie, encore que le concept même me semble erroné, puisque j'admets désormais qu'on puisse aimer plusieurs personnes à la fois, et que même les "dérapages" sans lendemains constituent une soupape de sécurité augmentant la longévité du couple, à condition qu'ils soient vécus librement (c'est-à-dire sans culpabilité) et dans le sanctuaire du secret (c'est-à-dire à distance des risques de blessure narcissique de l'autre).

A partir de là, ma réflexion théorique progresse sans appui pratique. Ce nouveau segment de ma pensée, loin d'être le dernier, provient d'un célibat prolongé. Observant avec détachement le chaos immobile des couples institutionnels, ces morts lentes qui tentent de se donner des apparences joyeuses ou sérieuses pour cacher la misère intellectuelle de deux êtres dont le but ultime est de regarder la télévision ensemble ou de s'offrir un soutien moral lors du dîner familial du dimanche, et la souffrance ou au moins la gêne de mes amis intelligents subissant leur couple, je suis parvenu à la conclusion que le modèle relationnel établi ne crée que des frustrations contre une part infime (et illusoire) de sécurité ou stabilité, synonymes déprimants.

Aujourd'hui, je crois au désir physique (sa brutalité, son urgence, son inexorabilité), ainsi qu'aux bienfaits temporaire de sa réalisation, même s'il est finalement "sans issue" (Gainsbourg). Pour celui-ci, des millions de femmes correspondent à mes critères, je l'ai dit. Mais pour dépasser la chair et entrer dans une relation susceptible d'apporter une dimension supplémentaire à l'existence plutôt que d'en détruire d'autres, il me faut simultanément séduire le type adapté de femme et dépasser mes anciens automatismes.

Il est évidemment aisé de prôner la vie indépendante à deux dans le confort de son célibat, délié des chaînes de la passion. Comment garder sa raison une fois que frappe "l'amour" et ses délires obsessionnels de possession et d'adhésion totale ? Il devient dans ces moments impossible, pour moi en tout cas, d'agir librement et de concevoir que l'autre en fasse de même. Facile de réclamer les amours multiples pour soi, beaucoup moins de les accepter pour l'autre. Que j'ai envie d'autres femmes, que j'en tombe parfois amoureux, que ma vie soit indépendante et un tant soi peu secrète : OUI ! Que ma "légitime" le fasse : NON ! 

La force destructrice de la jalousie est proportionnelle à l'ego. Il la décuple (c'est en substance le mot de Camus sur les ruptures, "après moi, le déluge", on voudrait ne jamais être remplacé dans le coeur de ceux que l'on a aimé, même lorsque l'on ne les aime plus). Et mon ego sur-dimensionné ne fait que couvrir un certain manque de confiance, ce qui produit une possessivité amoureuse d'une négativité rare. Car si je me trouve le plus intéressant, intelligent, mystérieux et attirant homme du monde, le danger de blessure narcissique est immense. MOI ?! Elle ose me tromper ? Elle peut me tromper ?! Je peux ne pas lui suffire ? Le monstre se réveille : ce que l'on accepte de soi, ce principe simple d'un amour non exclusif et néanmoins sincère, on ne peut le supporter de l'autre. Nous voulons être uniques, irremplaçables, et laisser des amoureuses inconsolables au coeur lacéré de cicatrices éternelles. Au moins le temps que nous les oubliions.

Ainsi, parvenir à construire une relation amoureuse non exclusive, au même titre que nos amitiés, relève de la gageure. Cela requiert une capacité d'empathie, une intelligence supérieure, et de puissantes passions (quels qu'en soient les domaines) permettant d'abandonner son vieux soi engoncé dans les bienséances sociales. Il faut réussir à s'affranchir et vouloir libérer sa partenaire. Vouloir son bonheur sincèrement, c'est-à-dire sans nous si c'est nécessaire. Alors seulement peut-elle devenir l'Autre, bien qu'avoir une "officielle" ne soit pas sans doute pas indispensable - mais nous ne pouvons jeter d'un seul coup toutes les conventions.

Les seules carences affectives dont je souffre découlent d'automatismes et schémas de pensée anciens. La validation de mon ego trouve de nombreux terrains fertiles hors du plaisir charnel. Pourtant je continue à chercher un amour idéal, et l'on comprend désormais le sens de cet adjectif, loin des niaiseries adolescentes. Une éducation culturelle indélébile, raffinée de raisonnements plus récents, m'incite à vouloir une amie attirante aux fantasmes infinis et au caractère assez fort pour me tenir sur mes gardes sans créer de nouvelles blessures narcissiques. Une femme capable de m'aimer, quoi que ce concept signifie ("pied-à-terre" sentimental, le port où l'on rentre toujours après ses voyages), et de faire taire en moi les démons de la possession, calmer les affres de la jalousie. Une muse et une maîtresse, farouchement libre mais tendrement attachée par un fil d'acier extensible, aussi admirative de moi que critique, dont je sois impressionné voir intimidé par l'esprit.

Je décris une relation aux extrêmes qui s'équilibrent, concept naïf et simpliste trahissant l'absence d'expérimentations significatives, de mises à l'épreuve. Et jusqu'à présent, je n'ai connu d'unions libres que blessantes, déséquilibrées. Même (et surtout) les mythiques Sartre et Beauvoir, Musset et Sand, Sollers et Julia, Dutronc et Hardy. Ces relations paraissent nourries des sacrifices successifs de chaque individu.

Certes, ces exemples datent d'une époque où la libération des moeurs (à défaut de la "révolution sexuelle" tant fantasmée) n'avait pas encore "égaliser" les relations homme-femme. Depuis la fin des années 60, le changement sociétal radical mettant au même niveau les deux sexes (légalement, puis progressivement dans les mentalités, et bientôt dans les faits) a bouleversé nos personnalités, donc nos relations. Les hommes se sentent menacés, les femmes sous-considérées, et la mésentente qui en résulte n'a rendu personne heureux pour l'instant. La confusion des genres offre un surcroît d'inquiétudes et de possibilités d'être dégradé socialement et affectivement. Nous marchons dans la bonne direction, mais la terre promise est loin - les générations suivantes en bénéficieront, pas nous.

Ainsi, trouver un équilibre entre deux forces équivalentes (comme le sont les couples mythiques mentionnés) aujourd'hui pourrait sembler plus réalisable puisque la société entière reconnaît officiellement cette égalité. Mettre en place une relation épanouissante entre deux individus cherchant à ouvrir leurs horizons et atteindre le bonheur devrait être, aurait du être plus simple car socialement accepté.

Mais les grands équilibres officialisés ne sont pas acceptés et intériorisés par tout le monde ; l'application de l'égalité n'est que de surface (lorsqu'elle existe), et la tension générée par les apparences modernes frottant les fondations arriérées de nos mentalités (aussi bien masculines-dominatrices que féminines-résignées) détruit tous les couples inconscients de ces enjeux.

Moralement, nous sommes passés de millénaires d'asservissement (dans un sens ou l'autre) à une guerre larvée mais réelle entre les sexes luttant pour les mêmes attributs de pouvoir. Dans ces conditions, l'équilibre précaire pouvant s'établir entre deux amants de "calibre" équivalent est explosé par les canons retentissants aux avants-postes du combat générationnel, dans les tranchées du mouvement social, où se dessinent les futurs modèles de société. Pour reprendre l'expression de Gibson, considérons que le futur est déjà présent, mais qu'il est simplement mal réparti. Les nouveaux équilibres homme-femme, les nouveaux couples, ont déjà existé et existent en ce moment, mais uniquement par la force et la lucidité d'individus exceptionnels pouvant dépasser les contraintes imposées par la meute. Ils exercent une créativité morale qui permettront un jour d'annuler les motifs traditionnels de souffrance amoureuse, et plus largement de déclin intellectuel. La souffrance n'est pas le seul chemin vers la découverte de vérités personnelles.

Ces pionniers montrent la voie vers une vie riche, ouverte, infinie - c'est-à-dire en perpétuel renouveau. Ai-je le génie d'un pionnier ? Savoir parler d'une idée ne prédispose pas à sa mise en pratique. Il faut réaliser qu'il y a une grande différence entre connaître le chemin et arpenter le chemin. 
Et le gouffre entre penser et agir est à la mesure de mon ignorance exponentielle face aux connaissances qui s'accumulent.